« En 2004 disparaissait Claude Nougaro, nous laissant tous un peu orphelins d’une écriture poétique où s’incrustait si souvent le jazz. Vingt ans plus tard, après la parution de l’album « Le Coq et La Pendule » et de la suite « ANousGaro »,nous avons décidé de donner une suite à ce projet.
On ne change pas une si belle équipe, et c’est tout naturellement que nous nous sommes retrouvés autour de ce nouvel album. Nous pensions légitime de rendre cet hommage/anniversaire au poète disparu par ce troisième opus. Dans ce troisième volet nous souhaitions surtout nous tourner vers le futur et vers ce que Claude Nougaro aurait, nous l’espérons, aimé et peut-être fait lui-même.
« Le Jazz et la Java » sonnera pour les uns comme un cri de joie ou pour les autres comme un cri de guerre pour perpétuer l’œuvre du poète disparu. Cet album contient des chansons de Claude sur des musiques de différents compositeurs (Datin, Lema, Saisse, Legrand, Vander, Galliano, …) couvrant toutes les périodes de Claude Nougaro.
Cet album se veut être un hommage joyeux au poète en évitant toute forme de nostalgie. Un son plus urbain, des arrangements signés collectivement, un jazz d’aujourd’hui, qui met en lumière le poète exceptionnel que fût et sera toujours Claude Nougaro. A travers ces œuvres arrangées et réinterprétées, nous avons essayé de respecter la plume du poète. »
Cette fresque nougaresque est née d’un projet collectif adoubé par le grand Claude lui-même et réalisé sous le double signe de la fidélité et de l’amitié. Au départ, il y a l’envie de célébrer amoureusement son héritage musical. Non pas sous la forme d’un hommage respectueux comme il en pleut tant aujourd’hui, mais avec un fort désir d’appropriation de son répertoire en libres musiciens de jazz. Si la mélodie des chansons de Nougaro est toujours respectée, pour que chaque reprise soit aussi une surprise, les quatre complices n’ont ici pas hésité à réharmoniser ou à parer de nouveaux atours rythmiques les musiques de Michel Legrand, Richard Galliano, Ray Lema, Maurice Vander, Jacques Datin, Dave Brubeck et les autres.
André, Diego, Pierre-Alain et David sont unis par un compagnonnage de longue durée. Ce sont quatre amis dans la vie, réunis ici pour revisiter le monde musical d’un ami disparu. André Ceccarelli et David Linx ont tous les deux bien connu Nougaro. En 1974, « Dédé » accompagnait déjà le chanteur sur l’album « Récréation » avant de le faire plus tard sur scène. Comme David, il a participé en 2003 à l’enregistrement de « La Note bleue », œuvre posthume publiée par Blue Note. David était aussi très proche de Claude. « Il a été l’un de mes meilleurs amis. » Et de préciser : « C’était étonnant comme il ressemblait à mon père ». A savoir, Elias Gistelinck, personnage important du jazz en Belgique, trompettiste et initiateur du festival de Middelheim à Anvers. Sans doute parce qu’il partageait avec le chanteur toulousain ce que son fils appelle aujourd’hui une même « belle folie ». Quant à Diego et Pierre-Alain, ce sont des amis de plus de trente ans. En 1992, ils ont monté leur premier trio avec Franck Agulhon à la batterie. C’est dire la complicité intensément jazz qui les unit.
En métronome essentiel et maître des balais, sans jamais presser ou ralentir, ni trop devant ni trop derrière, André Ceccarelli tient comme toujours, avec exactitude et finesse, le rôle d’ouvreur d’espace dans lequel le chanteur et ses compagnons trouvent tout naturellement leur place. A ses côtés, Diego Imbert s’affirme comme l’allié complémentaire. Sens du collectif, rondeur du son et mise en place, humilité, solidité et fidélité, voilà quelques-unes des qualités que l’on prête et demande généralement au contrebassiste, tout à la fois garant de l’harmonie et gardien du tempo. Ces qualités, Diego les possèdent toutes ; il y ajoute celle de… chanteur. Il n’est que d’écouter son solo sur Prisonnier des nuages pour vérifier que les cordes de sa contrebasse sont vocales. Sous les notes, on y entend le chant des mots. Quant à Pierre-Alain Goualch, au piano acoustique ou électrique, sur chaque plage du disque, il prend lui aussi la parole avec un lyrisme élégamment contenu. Ainsi sur Quatre boules de cuir, ce magicien du clavier change les boules de mots de Nougaro en boules de notes liquides, ruisselantes de swing.
Le français, langue phonétiquement plate, serait de manière congénitale réfractaire au swing. En « motsicien », en merveilleux “souffleur de vers”, Nougaro nous a prouvé le contraire. « Moi ma langue, c’est ma vraie patrie / Et ma langue, c’est la française / Quand on dit qu’elle manque de batterie / C’est des mensonges, des foutaises. » Mais, comme le remarque finement David Linx, « c’est la personne qui swingue, pas la langue. Pour clarifier le débat, Nougaro n’était pas un chanteur de jazz, il le disait lui-même. Il utilisait les couleurs du jazz pour faire quelque chose qui n’appartenait qu’à lui ». Et David de préciser : « Plus qu’une influence vocale, Claude a été pour moi une influence artistique.”
Jamais, il est vrai, David ne cherche ici à l’imiter. Alors que Nougaro mise sur la diction et la scansion, le vocaliste belge joue surtout sur la fluidité du phrasé avec sa façon toute personnelle de moduler les sons et d’allonger les mots. Sur chaque chanson de Nougaro, David reste Linx, félin funambule de la voix. Une voix au timbre crayeux qui ondule et qui glisse sur tous les registres, combinant la chaleur du soleil à la lumière de la lune. Artiste sensible, Linx se double d’un chanteur intelligent qui sait élégamment mettre en valeur un texte et sa musique jusque dans ses plus infimes et intimes détails. « Une bonne chanson, c’est comme un pur-sang ». Si on ne maîtrise pas sa monture, on s’expose à la chute. Cela ne risque pas de lui arriver tant est infaillible son sens de l’équilibre.
Sur l’album « Chansons nettes » et sous le titre de Visiteur, en 1981 Claude Nougaro avait posé sur une musique d’Aldo Romano de bien belles paroles : « Passe, passe dans la vie en visiteur/ C’est beau, applaudis, c’est laid, passe ailleurs / Passe sans que tes pas blessent une fleur, le ciel te le rendra, passe en douceur. » Sous le titre de « Step Into Your Life », David Linx propose ici une métamorphose de la chanson avec des lyrics inédits. « Ce n’est pas une adaptation, précise le chanteur, mais une version totalement originale en anglais. Comme je l’avais déjà fait sur « Le Coq et La Pendule » avec « Eau Douce » intitulé « The Meeting Place Of Waters ». Claude m’avait dit être flatté de voir ses textes ainsi chantés en anglais. C’est ma façon de lui rendre hommage en faisant le chemin à l’envers, comme il l’avait fait lui-même avec des standards du jazz et des chansons brésiliennes. Claude a eu le temps de lire quelques-uns de mes autres textes en anglais inspirés de son répertoire. Il avait d’ailleurs commencé à écrire un texte en français sur la musique de « Bandarkâh », chanson que j’avais enregistrée en 1998 avec Diederik Wissels. »
Ce bel album prouve avec éclat que le jazz est vraiment là quand l’alchimie secrète opère. Tous les ingrédients infusent dans la marmite. S’amusant à endosser tour à tour la cape de d’Artagnan, nos quatre mousquetaires saluent le chantre de la ville rose avec, en tête, ces vers que Cyrano, autre célèbre héros gascon, prononce en mourant : « Mon salut balaiera largement le seuil bleu, quelque-chose que sans un pli, sans une tache, j’emporte malgré vous,… Mon panache. »
Pascal Anquetil