

Coulondre, Dolmen, Privat.
Ces trois noms font briller le jazz français depuis quinze ans. Trois authentiques artistes au regard vif et cultivé. Trois musiciens de grande valeur, visages d’un art en perpétuel mouvement. On les a vus sur toutes les scènes d’ici et d’ailleurs. On a appris à chérir leur accent, qu’il vienne de Nîmes, Sainte-Anne en Guadeloupe ou Saint-Joseph en Martinique. On les a racontés dans la presse et distingués en haut lieu, applaudi leurs projets toujours plus aboutis voire franchement culottés : « Meva Festa », « LéNo » ou « Phoenix » pour ne citer que ceux-là. Et pourtant au bout du chemin, malgré des années de chassés-croisés entre clubs et festivals, Laurent Coulondre, Arnaud Dolmen et Grégory Privat, ces trois grandes plumes du jazz français dont on peut dire qu’ils sont au sommet de leur art… n’avaient jamais joué ensemble.
C’est à Ferber, l’un des hauts lieux où s’enregistre la musique à Paris, qu’ils posèrent leurs valises au milieu d’une immense pièce couleur chêne. Un lieu à l’atmosphère tamisée, chargé d’histoire et dégageant, pour qui a déjà eu la chance de poser ses yeux sur ses tapis et claviers anciens, une sorte d’aura magique. On disposa là la batterie d’Arnaud puis, aux sommets restants du triangle maintenant dessiné, le piano de Grégory et l’orgue de Laurent, chacun regardant les deux autres. Rendons grâce ici à l’Académie du Jazz : c’est sous son égide qu’ils s’étaient trouvés quelques mois plus tôt, s’accordant sur un thème de Nougaro ou Petrucciani. Entre eux, le crush avait été immédiat, et l’on se donna rendez-vous pour la suite dans un fameux club parisien, le Duc des Lombards, actant qu’un groupe était né et qu’on allait lui bâtir un répertoire : « The Getdown ».
Que le fluide passe entre Grégory Privat et Laurent Coulondre n’étonnera personne. On a affaire à deux grands mélodistes de jazz et lorsqu’on parle avec eux, le nom de Michel Petrucciani fuse très vite autour de la table, en souvenir des cassettes et des disques compacts de leur adolescence. « Ma plus grosse influence musicale » confiait Laurent dans les notes de son album « Michel On My Mind ». Comme lui, Privat a hérité de cette main droite chantante et du flair pour saisir la note qui sonne juste. Ce qu’Alexandre Petrucciani, le fils de Michel, appelait : « Peindre des émotions sincères et des couleurs vives ». Ceci, Privat l’a toujours fait. On se souvient de certains airs marquants chez lui : « Las », « Supernova » et bien sûr « Waltz For MP » adressé à qui vous savez. Même Dolmen, qui avoue dans un sourire s’intéresser de plus en plus aux quatre-vingt-huit touches du roi des instruments, pourrait reprendre à son compte la formule de Bernard Lubat, voyant chez Petrucciani un « grand batteur de piano avec un tambour dans le cœur ». Voilà comment, sans y penser, et parce que Grégory Privat descend d’un grand organiste, lui et Coulondre ont placé leur conversation piano-B3 sous les auspices du duo légendaire que formaient Eddy Louiss et Michel Petrucciani.
C’est la grande leçon de « The Getdown » : à ce niveau d’entente et de savoir faire, la question n’était pas de « prouver » mais bien de « faire de la musique ensemble », sans esbroufe ni excès de zèle, de celle qui parle au cœur. Dans ces chansons immédiatement séduisantes, vous reconnaîtrez les penchants de chacun, ici un doigt de funk, là un air de biguine, un tambour rituel et même un trait de mélancolie. La mélodie et l’émotion sont constantes, le plaisir érigé en dogme. S’il n’est pas totalement inédit, ce triangle piano-B3-batterie est rare… à croire qu’on l’a inventé pour eux ! Et Coulondre de faire rugir son orgue, Dolmen sonner les cymbales et Privat ce piano cristallin en grandes envolées lyriques. On entend l’inspiration et la joie, la fougue et la rondeur, quelque chose de naturellement évident.
À la fin de la journée, alors que peaux et cordes résonnent encore de leurs exploits, on se penche sur cette formidable machine. Le vieil orgue, confie Coulondre avec l’œil malicieux d’un enfant, est l’instrument fétiche de Rhoda Scott, celui qu’elle joue depuis de nombreuses années. Y a-t-elle posée l’empreinte élégante de ses pieds nus ? Ce qui est sûr, c’est que derrière la patine, cet orgue recèle de petits secrets et d’astuces ingénieuses que l’on vous taira pour garder un brin de mystère. De toute façon, il sonne terrible ! Les compositions du trio, avec leur écriture limpide, cette sincérité pop et ces montées d’adrénaline, furent écrites dans l’idée que le B3 se fondrait dans le piano de Privat et ses voicings extra-larges, et que les deux feraient chœur, puis se répondraient l’un l’autre par vagues successives, comme dans une discussion joyeuse entre amis, Coulondre et Privat trouvant en Dolmen un troisième larron à leur mesure, virevoltant, musical, prenant pleinement part à la conversation et lui donnant son tempo.
La première fois qu’ils ont joué ensemble – on peut vous le garantir, on y était – a jailli la fameuse étincelle, ce moment fugace où les énergies fusionnent, les corps balancent et un sourire se dessine invariablement sur les visages. Il s’est passé quelque chose ce soir-là. On leur a dit – et nous étions nombreux – qu’on adorerait les voir enregistrer un disque. S’ils se sont fait prier (par modestie ou par crainte de brusquer leur agenda), ça n’a pas duré très longtemps. La faute à l’évidence et… à l’envie ! Loin d’une rencontre artificielle entre trois leaders, « The Getdown » est une authentique partie de plaisir, de celles qui placent la musique, le talent et la camaraderie au centre du jeu. Mais est-ce vraiment si surprenant quand on connaît la personnalité de ces trois-là ? En réalité, « The Getdown » résume Arnaud, cela veut juste dire : « avoir les pieds sur terre, ne pas se poser de questions, et y aller pour le kiffe ». Pouvait-il en être autrement ?
David Koperhant, journaliste, auteur et animateur radio, collaborateur à JazzNews, TSFJAZZ, membre de l’Académie du Jazz.